Je voudrais officiellement présenter mes excuses à mes collègues au Loria, car je suis porteur d'un projet ANR accepté en 2011. Un gros projet en plus : 7 partenaires, 1,8 million d'euros au total (dont 333 000 euros pour nous) sur 4 ans.
Sans même entrer dans le débat du financement de la recherche par appels à projets ou par financement récurrent, ce contrat est un problème pour mes collègues de bureau car le Conseil d'Administration de mon université vient de décider d'une « contribution universelle ».
Il s'agit d'un prélèvement de 10% sur toutes les ressources propres des composantes et laboratoires. À part la dotation versée par l'université elle-même, absolument tout l'argent présent dans les composantes est ainsi taxé. On commence à avoir l'habitude : en 2013, nous avions eu 10% de « gels » sur ces financements et la seule question pour l'an prochain semble être de savoir comment cela s'appellera la fois prochaine...
Sur les 10% à donner, 4% sont déjà budgétisés en frais de gestion. C'est toujours comme ça et c'est normal. Un tel contrat cause une surcharge de travail à l'administration, et ce coût est naturellement pris en compte. Ces frais de gestion sont cependant strictement encadrés par les financeurs. L'ANR interdit par contrat que les frais de gestion dépassent 4%. Il faut donc un peu ... d'ingénierie financière pour arriver à 10% sans que cela ne viole trop ouvertement ces contrats, dûment signés par l'université.
Prenons le cas de mon projet. Lorsque les sevices centraux passeront les budgets en revue, il y aura environ 100 000 euros de budget ouverts : le salaire annuel des ingénieurs employés, des missions de travail pour une demi-douzaine de personnes, etc. Le laboratoire sera donc taxé de 10 000 euros pour ce contrat, dont 4000 sont déjà budgétisés en frais de gestion.
Pour les 6000 euros restants, on ne peut pas les prendre sur l'argent de l'ANR puisque le contrat stipule 4% maximum de frais de gestion. Et faites moi confiance, j'alerterais l'ANR, la cour des comptes et la terre entière si mon administration tentait de contourner cette règle (par exemple en imputant des choses sans rapport avec le contrat de recherche sur ce budget). La règle, c'est la règle, même dans la fonction publique. Enfin, ça devrait.
Ces 6000 euros seront donc pris sur la seule autre source possible : l'argent que l'université donne au laboratoire. C'est déjà comme ça que ça s'est passé l'an dernier. En clair, on va réduire le budget des équipes qui ont eu moins de chance que moi à l'ANR pour payer cette ponction sur mon budget. Si j'étais mes collègues, je serais doublement fâché.
Pour éviter ces déboires la prochaine fois, j'envisage de faire porter mon prochain projet par l'une des autres tutelles de mon laboratoire. S'il s'avère impossible de passer par l'Inria (mes tutelles ont signé un contrat d'UMR stipulant que chacun se garde le privilège de gérer les contrats de ses ouailles), peut-être faudra-t-il que je me censure et que je ne dépose pas de projet du tout.
Toutes mes félicitations à l'équipe dirigeante pour ce système d'incitation négative. C'est diaboliquement efficace. Tandis que le discours officiel martelle que nous devons ramener des fonds à l'université pour qu'elle survive, la pratique du terrain montre le contraire : ne pas ramener de contrat à l'université passerait presque pour une simple mesure citoyenne. Pour éviter ces lourds prélèvements qui grèvent le budget du laboratoire, mais aussi pour dégager du temps aux administratifs du laboratoire qui sont surchargés par le suivi de ces contrats au jour le jour. Quant à ces frais de gestion ainsi ponctionnés sans limite, ils remontent aux sevices centraux de l'université. Ils ont certainement une utilité, mais j'ignore laquelle.
Le plus étonnant, c'est qu'on voit mal la raison de cette ponction puisque le budget de l'université est à l'équilibre cette année. Cela intervient de plus après un nouveau gel de postes : on nous demande donc de faire plus, avec des élèves plus nombreux, mais avec moins de personnel et moins de moyens.
Le plus troublant, c'est que tout ceci était connu au moment où le Conseil d'Adminstration de l'université a voté cette mesure. D'après le compte-rendu syndical de la séance (point 4, pages 6 à 8), la dernière intervention avant le vote explicitait qu'il faudrait prélever ailleurs les montants ponctionnés sur des recettes pour lesquelles les frais de gestion sont strictement contrôlés. La contribution universelle ayant été discutée juste après le budget 2013, nos administrateurs savaient également que les comptes étaient à l'équilibre sans cette mesure.
Le plus incroyable, c'est que les ultralibéraux s'en prennent à nous aussi maintenant, les chercheurs rentables à court terme. S'ils me compliquent la vie à moi, qui pourrais peut-être bien me faire financer par Amazon, Google ou l'armée si je voulais, je n'ose pas imaginer les conditions de travail dans les départements d'histoire, sociologie ou littérature polonaise. Ce n'est pas un jugement de valeur, au contraire : « chercheur rentable à court terme » sonne presque comme une insulte. Je suis simplement conscient de la chance que j'ai d'avoir des thématiques si facilement financées.
Le plus effrayant, c'est que mon université n'est pas une anomalie dans le paysage universitaire français. Cette année, les collègues de Strasbourg doivent s'accomoder d'une chute de 20% sur tous les budgets de fonctionnement sur la dotation. Ceci après le «gel» de tous les postes qui auraient dû être proposés au renouvellement cette année. Là-bas non plus ce n'est pas une nouveauté : près d'un tiers du budget de fonctionnement a disparu en trois ans...
Toutes les universités françaises sont ainsi au bord de l'implosion budgétaire, et leurs personnels au bord de la crise de nerfs. Ah, elles sont belles, les conditions de formation que nous donnons à la prochaine génération.
Et qu'on ne vienne pas me dire qu'il n'y a plus d'argent ma pauv' dame. La niche fiscale du crédit impôt recherche (CIR) à elle seule dilapide trois fois plus d'argent public que ce qu'il manque à l'université pour un fonctionnement normal. C'est d'autant plus rageant que même la cour des comptes affirme très officiellement que le CIR est un gaspillage honteux sans véritable bénéfice pour la capacité d'innovation de notre pays !
C'est pour cela que quand je lis dans la presse que la ministre sortante a mené une politique consensuelle et tout le tintouin, j'ai un peu mal. Mais à part signer des pétitions, qu'est ce que je peux faire ??
En tout cas, promis j'arrête d'y croire : celle-là c'était la dernière. Plus jamais, je vous jure, plus jamais d'ANR (air connu ).
Mise à jour
Suite au présent article, j'ai reçu des informations supplémentaires sur les raisons de cette contribution universelle, et sur l'usage des fonds ainsi dégagés. Voici une présentation officielle et les commentaires associés. Je trouve particulièrement croustillant que la présidence de l'université agite le drapeau rouge de la cours des comptes contre ce qu'elle appelle de l'évasion fiscale alors qu'elle demande implicitement à ses composantes de ne pas respecter les clauses applicatives des contrats signés afin d'éviter les travers que j'évoque plus haut. J'imagine que la cours des comptes s'intéresserait plus à l'usage d'associations-écran (effectivement moralement répréhensibles) qu'à la bonne application des contrats de site d'UMR.